Éloge d’un long fleuve tranquille. Dans la philosophie taoïste, la vie est souvent comparée à un fleuve, une métaphore intemporelle qui évoque à la fois la douceur de l’écoulement, mais aussi la puissance de l’irréversible. Dans certains textes, François Cheng décrit le fleuve comme « le symbole du temps qui s’écoule, unidirectionnel et irrémédiable ». Mais bien évidemment, il ne s’arrête pas au premier degré de cette vision. Dans une vision linéaire du temps, chaque instant succède à un autre comme les eaux du fleuve avancent vers leur destination finale, la mer infinie. Nous sommes dans la dualité. Un avant succède à un après. Un crépuscule précède une aube, une naissance précède un passage. Ce parcours, tel un voyage initiatique, commence souvent dans les montagnes, là où les sources d’eau jaillissent limpide et pleine de promesses. Comme ce nouveau-né au sourire contagieux, ces eaux naissent dans les hauteurs pures et cristallines, qui incarnent la fraîcheur et l’innocence de nos premières années. Mais le fleuve poursuit son cours. Il quitte peu à peu les hauteurs pour se plonger dans les plaines. Il s’élargit, s’alourdit, se salit et parfois même s’enlise. Et, dans certains cas même, la vie n’est plus un long fleuve tranquille. Ce fleuve en avançant rencontre des obstacles, des rochers, des tourbillons et parfois même des cataractes rugissantes. Cela symbolise les crises et les bouleversements que nous affrontons dans notre existence. Cependant, le fleuve survit toujours. Pourquoi ? Parce qu’il se nourrit, il se régénère en permanence. En effet, le fleuve pour exister ne voyage pas seul. Tout au long de son parcours, il reçoit des affluents, des rivières et ruisseaux qui viennent enrichir sa vitalité. Une rencontre, une lecture marquante, un apprentissage, une épreuve loin de le détourner de son chemin, le rend plus riche et plus profond. Même les expériences difficiles, les pertes ou les échecs deviennent des affluents qui enrichissent notre profondeur intérieure et nourrissent notre âme. Ainsi, même si le fleuve subit parfois des tempêtes, des crues soudaines ou des périodes d’assèchement, il continue inéluctablement à couler, porté par tout ce qu’il a intégré sur son chemin. Les tempêtes de la vie, qu’elle soit émotionnelle, physique ou mentale, sont inévitables. Des cataractes tumultueuses aux tourbillons qui semblent nous aspirer, chacun traverse des moments où l’équilibre sur ce fragile esquif risque de l’emporter à tout jamais. Mais il existe une leçon essentielle que le fleuve nous enseigne : sous l’agitation apparente, la profondeur reste toujours immobile. Retrouver cette eau calme nécessite une pratique. Dans les traditions taoïstes, ces techniques sont nombreuses : la respiration consciente, la contemplation ou encore des exercices de Qi Gong et de méditation. Ces pratiques nous apprennent à pénétrer à l’intérieur de nous-mêmes là où la paix est toujours accessible. En effet, même si la surface de l’eau est agitée par les vents de la vie, nous immerger dans les profondeurs de notre être nous permet de retrouver calme et repos. Mais attention de ne pas s’arrêter à cette conception linéaire du temps. Nous risquons de voir ce voyage en sens unique et sans retour, amplifiant chez beaucoup la peur de la mort. Mais qu’en serait-il si nous réintroduisions une vision cyclique, plus proche, évidemment, de la pensée taoïste ? Et du coup, la mer n’est pas la fin, mais une renaissance. Les eaux du fleuve en rejoignant l’océan s’évaporent sous l’action du soleil, formant des nuages qui retourneront à la montagne sous forme de pluie. Ainsi la vie reprend, perpétuellement renouvelée. Ainsi, le fleuve ne se dilue pas. Il participe à un cycle infini où chaque goutte conserve sa place dans le grand tout. La mer devient alors une promesse d’éternité plutôt qu’un lieu de disparition. L’image du « long fleuve tranquille » lorsqu’elle est comprise dans toute sa profondeur devient un éloge à la vie elle-même. Elle nous invite à accepter le mouvement naturel des choses, la source, le cours et l’océan. Nulle question d’angoisse, de perte, mais juste une continuité et une harmonie avec les lois universelles. Le fleuve nous enseigne à avancer avec sérénité, à accueillir les hauts et les bas avec une tranquille certitude, en comprenant que rien ne disparaît vraiment. Même dans les moments les plus agités, un refuge intérieur et à notre portée, là où les eaux deviennent limpides et calmes. Et rappelons-nous ce poème que nous avons tous appris de Guillaume Apollinaire, « le pont Mirabeau » : Sous le pont Mirabeau coule la Seine Et nos amours Faut-il qu’il m’en souvienne La joie venait toujours après la peine |